Au Québec, le petit écran fascine depuis toujours : des succès si souvent célébrés des téléromans, dans les années 1950, jusqu’aux auditoires impressionnants que réunissent aujourd’hui certains jeux-questionnaires, interviews-variétés ou téléréalités. Les réussites de la télévision québécoise continuent d’étonner et de faire rêver, au Canada anglais par exemple, où la proximité de la télévision américaine, dans la même langue, rend la vie difficile aux producteurs locaux.
Les Québécois sont « gloutons » en matière de télévision. Les plus âgés en particulier pourront passer jusqu’à 40 heures par semaine, parfois davantage, devant l’écran. On s’y divertit. On y meuble le temps. On s’y renseigne aussi. Le statut de la télévision comme première source d’information reste incontesté. La télévision fait aussi l’objet, depuis cinquante ans, de débats incessants. Quotidiens et magazines spécialisés dissèquent ses émissions et examinent les hauts et les bas de la vie de ses vedettes. Son analyse côtoie celle de la littérature et du cinéma chez les universitaires et autres commentateurs.
Deux citations, tirées d’articles rédigés à plus de trente ans d’intervalle, illustrent dans un cas l’enthousiasme qui a accompagné ses premiers pas, dans l’autre, la morosité des intellectuels devant son évolution à la fin des années 1980. En 1956, le journaliste Gérard Pelletier, qui deviendra plus tard ministre à Ottawa, écrivait : « En l’espace de 4 ans (la télévision est née en 1952), 600 000 appareils prennent place en autant de foyers. Plus d’un million de personnes braquent les yeux sur les écrans et l’on dit aux écrivains, aux artistes, aux intellectuels, aux éducateurs, aux hommes de science ou de politique : “Parlez, bougez, car on vous écoute, on vous regarde.” Cet impératif est sans précédent. ». Le commentaire illustre bien le rôle déterminant que certains attribuent à la télévision dans la transformation de la société québécoise et la Révolution tranquille. En 1988, un autre journaliste, Laurent Laplante, dénonce la télévision, devenue la bête noire au Québec comme dans d’autres sociétés occidentales. « Au fond, je suis convaincu, sans toujours oser le dire, que la télévision est une calamité, une sorte de funeste machine – à empêcher – de penser. »
Comment expliquer ce revirement? Comment, en quelques décennies, en est-on venu à juger si sévèrement l’outil culturel dont on célébrait les vertus 30 ans plus tôt. Cette mutation s’est faite en trois étapes :
à partir de l’avènement de la télévision privée en 1961, la téléculture qui avait nourri les auditoires des années 1950 fait de plus en plus place à la télédivertissement, puis aux industries culturelles;
plus tard, dans le contexte de l’évolution technologique et du développement du câble, nous entrons dans l’ère de ce que j’appelle la télébazar, celle du meilleur et du pire;
aujourd’hui les nouveaux supports (Internet, téléphone cellulaire, etc.) changent davantage encore la donne.
Le monopole de la télévision publique caractérise les débuts de la télévision. Ses dirigeants ont un projet culturel clair et proposent à un large public des formes d’expression auxquelles il n’avait jamais eu accès : de L’heure du concert au Téléthéâtre de Radio-Canada. La télévision devient un lieu de création unique que dominent les téléromans écrits par les auteurs marquants de cette époque. « Pour la première fois, écrit l’historien Gérard Laurence, le peuple québécois se raconte, se voit, s’observe et s’objective. » La télévision contribuera à construire la nation en réaffirmant l’identité québécoise. Il y a cependant un hic. On l’avait conçue, à Ottawa, pour construire la nation canadienne. Au début, il n’y a qu’une chaîne : elle est publique. C’est une télévision de l’offre. Ou l’on regarde ce qu’on y propose, ou l’on va dormir. C’est ce qui explique en partie la notoriété de certaines émissions de haut niveau culturel ou scientifique des années 1950, notamment La science en pantoufles, de Fernand Seguin, et Point de mire, de René Lévesque, qui se perdraient, hélas, dans le magma télévisuel d’aujourd’hui!
La création d’une chaîne privée, Télé-Métropole, en 1961, entraîne une concurrence. Le « Canal 10 », comme on l’appelle familièrement, développe un style populaire en créant des vedettes que le public affectionne. Cela contraste avec le ton parfois plus solennel des animateurs « radio-canadiens ». La télévision publique connaît ses premières difficultés d’adaptation à la concurrence, un problème que Radio-Canada n’a toujours pas réglé. Ce qu’écrit André Laurendeau, en 1966, reste d’une brûlante actualité : « Il me semble que le réseau français (de Radio-Canada) tente de récupérer son auditoire en utilisant les armes de son principal adversaire montréalais […]. Je crois que c’est une erreur. »
Les vingt premières années de la télévision sont celles de la rareté des espaces de diffusion. À partir des années 1970, nous entrons dans l’ère de la télébazar. L’arrivée du câble annonce la multiplication des chaînes et laisse présager l’époque des médias de niche, thématiques, s’adressant à des auditoires ciblés, du Réseau des sports à TV5, en passant par MusiquePlus et MusiMax. C’est la télévision de la demande, celle où le consommateur est roi. La fragmentation qui en découle en inquiète plus d’un. Au fil des ans, la part de l’écoute de la télévision consacrée aux chaînes thématiques s’accroît, tout comme celle des recettes publicitaires qu’elles s’approprient. La fragmentation perturbe le modèle économique sur lequel est fondée l’industrie. La télévision généraliste n’est plus aussi lucrative qu’autrefois.
Aujourd’hui, la distribution des contenus d’information et de divertissement sur les nouveaux supports qui se multiplient accélère l’éparpillement et le recul des grands médias de masse. Les habitudes de consommation changent, celles des jeunes en particulier, qui délaissent les médias traditionnels pour Internet et les nouveaux gadgets, où ils sont de plus en plus nombreux à échanger des contenus qu’ils ont souvent eux-mêmes créés à partir de produits existants. Quelques vidéos d’« amateurs » ont aujourd’hui un succès qui fait l’envie de professionnels.
Certains, qui ont en mémoire leur apport à la cohésion nationale, craignent le déclin des télévisions généralistes et grand public comme générateurs de lien social et de consensus. Le partage des informations et des symboles que créait la fréquentation du même téléjournal et des mêmes téléromans, ferait place avec l’hyperfragmentation à un univers où chacun risque de s’enfermer dans un espace étroit et privé. Mais n’exagérons rien. Au Québec, la télévision traditionnelle réunit encore des auditoires impressionnants.
Certains dimanches, à l’automne 2007, plus de quatre millions de Québécois regardaient l’une ou l’autre des deux chaînes les plus écoutées, TVA et Radio-Canada. Il est vrai que les contenus sont, dans certains cas, moins originaux et les formules à succès souvent puisées aux modèles étrangers. La télévision s’internationalise. Où cela mènera-t-il? Une chose est certaine. Certains proclament un peu trop vite la fin de la télévision.