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La poésie québécoise

Jean Royer

Écrivain et critique littéraire
Montréal

La poésie québécoise porte l’histoire d’un langage et de la conquête d’une identité. Elle signifie à sa façon le combat d’une culture spécifique au cœur de la civilisation américaine qui tente de se l’assimiler. Car si les Québécois se font les défenseurs de la langue française en Amérique, ils forment aussi un peuple différent des autres par sa culture et sa littérature. Il existe une version québécoise de vivre l’humanité, comme l’a affirmé Gaston Miron.

On peut retenir de cette poésie, depuis les années 1940, son baroquisme, sa démesure et les risques qu’elle prend dans ses rapports au monde et au langage. La culture québécoise est nouvelle en ce qu’elle contient un univers européen – en particulier français – transformé par le défi américain de recommencer le monde. La poésie québécoise a pris tous les risques formels et thématiques qui l’ont fait devenir en moins d’un demi-siècle une des plus vigoureuses parmi les poésies de langue française. Depuis Saint-Denys Garneau et Anne Hébert, dès les années 1940, la poésie au Québec n’a cessé de se transformer et de se renouveler. Non seulement cette poésie contient dans son chant le destin collectif d’un peuple qui prend la parole pour ne pas mourir, mais elle porte désormais dans ses pratiques des histoires personnelles qui habitent et façonnent un imaginaire littéraire tour à tour ludique et tragique, existentiel et métaphysique.

Cette poésie s’est longtemps écrite dans un rapport univoque à la langue française. Pour devenir complète et moderne, elle devait éprouver les diverses formes de l’écrit et s’ouvrir aux autres littératures. La poésie québécoise a quitté alors sa responsabilité exclusivement historique et culturelle des commencements pour entrer dans l’âge des écritures et pour explorer sa fonction proprement poétique. Elle a conquis le terrain de son langage.

En 1948, deux manifestes vont provoquer un changement des esprits, à partir de groupes d’artistes qui ont défini un néosurréalisme québécois. Le manifeste Prisme d’yeux traduit le parti pris esthétique d’artistes nourris par le surréalisme français et réunis autour de Pellan. Parmi ses signataires, on retrouve le poète et graveur Roland Giguère. D’autre part, le manifeste Refus global, qui regroupe les peintres automatistes autour de Borduas, se situe dans l’histoire du Québec et proclame la nécessité d’une révolution culturelle. Le poète et dramaturge Claude Gauvreau fait partie de ce groupe.

En 1953, Gaston Miron et quelques amis fondent les Éditions de l’Hexagone, premier foyer d’une poésie dite nationale. L’Hexagone forme une mosaïque de voix où l’on reconnaît des poésies du natal, de l’élémental, du sentimental ou de l’émotion. Leurs thèmes resteront l’amour, la femme, le pays, la fraternité, le sentiment du réalisme, l’appartenance, la conscience sociale et l’espérance en l’avenir.

Dans les années 1960, les poètes nommeront un pays et une société en éveil. Ils participeront activement, par leur poésie et par leur action, à la démarche identitaire d’une société, dite canadienne-française, qui se définira comme québécoise. Le grand thème de la poésie sera celui du pays, comme en témoigneront Yves Préfontaine, Pierre Perrault, Gatien Lapointe. Un pays nommé « avec une sorte de douceur triste et dans une langue fastueuse », comme chez Gilles Hénault. Un pays nommé « par le truchement d'un lyrisme à la fois forcené et contrôlé », chez Gaston Miron. Un pays nommé « avec une calme colère », comme chez Jacques Brault. Ou sur un ton révolutionnaire par Paul Chamberland. Un pays « hurlé aussi dans une rage anti-impérialiste », comme dans le Speak White de Michèle Lalonde.

D’un côté, la revue Liberté témoignera de l'évolution culturelle. De l’autre, la revue Parti pris portera l’identité québécoise dans la conscience sociopolitique autant que littéraire. Le groupe Parti pris n’utilise pas seulement le fameux joual en tant que langue sociolittéraire révélatrice des manques d’une société aliénée, comme dans les Cantouques de Gérald Godin; il prépare aussi la venue d’une nouvelle génération littéraire qui changera la poésie dans les années 1970.

De l’identité à la diversité des écritures

Dès la fin des années 1960, des poètes comme Nicole Brossard et Michel Beaulieu se démarquent de la poésie de l’identité qui a été celle de leurs devanciers. Avec les poètes de leur génération, ils remettent en question le rapport à l’écriture. Branchés sur Paris, New York ou San Francisco, ils s’adonnent, à la manière du groupe Tel Quel de Philippe Sollers, au structuralisme, à la psychanalyse et à la nouvelle culture, qui, avec le formalisme et les idéologies à la mode, nourrissent la littérature aux théories des sciences humaines.

Désormais, la poésie ne s’écrit plus à même le lyrisme du paysage, mais elle devient l’écho savant d'un monde qui se déconstruit pour mieux se réinventer, qui se matérialise dans des textes débridés ou codés, des textes joyeux et irrévérencieux, traversés par l’interrogation théorique, marqués au sceau d’une certaine radicalité qui en fait le banc d’essai d’une avant-garde.

À partir de 1975, c’est un véritable mouvement féministe et littéraire qui prend son élan. Les femmes entrent en littérature en grand nombre et participent de plusieurs façons à la modernité. On transgresse les genres, on déroute la syntaxe, on cultive le fragment et le manifeste. Désormais, la poésie pourra s’écrire au féminin singulier, avec France Théoret, Marie Uguay, Carole David, Danielle Fournier, Claudine Bertrand, fondatrice de la revue Arcade, et bien d’autres.

La vie privée est politique, disaient les féministes. Elle est maintenant devenue une matière poétique. Les poètes des années 1980 se prennent pour sujets en s'attachant à la vie intime et quotidienne, portée par l’émotion ou l’imagination. Une poésie axée sur la vie intérieure marquera aussi le retour du lyrisme et du religieux.

Depuis les années 1990, les nouvelles façons d’aborder le réel n’excluent pas la mise en scène du poème dans une esthétique de l’étrangeté, d’inspiration tantôt surréaliste, tantôt réaliste, et toujours mélancolique devant la barbarie contemporaine. La pensée de la mort et de la fin d’un monde recouvre la poésie du début des années 2000. Dorénavant, ce sont Paul Chamberland et Robert Melançon, André Roy et François Charron, Claude Beausoleil et Bernard Pozier, Hugues Corriveau et Louise Dupré, Normand de Bellefeuille et Louise Warren, Paul Bélanger et Hélène Dorion, Élise Turcotte, Jean-Éric Riopel et Benoît Jutras qui apparaissent, entre autres, comme les représentants de la modernité québécoise.

Nombreuse et diversifiée, toujours attachée au travail sur la langue, cette poésie s’épanouit dans toutes les directions. Enrichie par les ressortissants venus d’autres cultures du monde pour composer le Québec d’aujourd’hui, elle continue de s’inventer et de s’ajuster à sa situation particulière dans l’histoire. Ainsi, la poésie québécoise retrouve, à son tour, la part humaine du langage.

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