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La théorie du « produit générateur »

Pierre Paquette

Professeur
Collège militaire royal du Canada, Kingston, Ontario

Qu’est-ce que le staple?

Le staple est le nom donné par des historiens canadiens aux ressources naturelles exploitées en Amérique du Nord à partir du 16e siècle. Reconnaissant le rôle majeur joué par la fourrure, le bois d’œuvre et le blé dans l’intégration internationale des régions nouvellement peuplées du continent, ces derniers établiront le cadre d’analyse de l’industrialisation et du développement économique du Canada. Appelé d’abord le staple approach, cette approche trouve en français son équivalent dans l’expression théorie du produit générateur.

Le rôle historique des exportations

Cette théorie énonce que la croissance économique des régions nouvellement peuplées de l’Amérique du Nord consiste en un processus de diversification industrielle à partir de pôles formés des secteurs d’extraction de ressources orientées vers les marchés extérieurs.

Son origine remonte aux travaux des historiens canadiens du début du 20e siècle, Harold A. Innis et W. A. Mackintosh, dont l’objet était l’étude des espaces économiques créés par les premiers staples nord-américains, soit la morue, la fourrure, le bois d’œuvre et le blé. Cette théorie a influencé les travaux de beaucoup d’historiens du Québec intéressés à ces questions. Signalons les travaux de Jean Hamelin sur le régime d’accumulation du capital produit par le commerce des pelleteries sous le Régime français, ceux d’Esdras Minville, d’Albert Faucher et de Maurice Lamontagne au sujet du bois, des mines et de l’hydroélectricité et, finalement, ceux de Fernand Ouellet sur les liens établis entre le commerce du blé et la prospérité canadienne au 19e siècle.

En 1967, l’économiste Melville H. Watkins, de l’Université de Toronto, proposa une synthèse théorique appelée la staple theory of economic growth ou la théorie du produit générateur de la croissance économique. Celle-ci intégrait le concept d’effet d’entraînement, bien connu des spécialistes du développement économique, qui permettait alors de préciser, et ultimement de quantifier, la diversification industrielle, selon les caractéristiques technologiques propres à chacun des staples ayant modelé l’histoire économique des régions spécialisées dans la production et l’exportation massive de ces biens vers leurs métropoles étrangères industrialisées.

Le piège du développement biaisé

Certains historiens et économistes qui soutiennent la théorie du produit générateur ont formulé quelques réserves au sujet des répercussions économiques à long terme de telles spécialisations nationales axées sur l’exportation des ressources.

La perspective la plus pessimiste nous incite à voir d’un mauvais œil l’avenir d’une économie nationale limitée initialement à l’extraction et à l’exportation de ressources naturelles brutes. Elle souligne les conséquences néfastes des dépendances extérieures inhérentes à une insertion étroite dans les courants commerciaux de l’économie internationale.

Cette perspective, dite de développement biaisé, permet de distinguer trois types de dépendances : la dépendance financière lors du démarrage et du développement des nouvelles activités des secteurs exportateurs, la dépendance envers les marchés extérieurs des pays avancés importateurs, qui sont hors de l’influence des responsables nationaux, et, enfin, la dépendance à l’égard des prix internationaux des ressources, souvent imprévisibles et instables, car ils sont fixés au sein de marchés mondiaux concurrentiels.

Mais il y a plus : ces dépendances extérieures posent ultimement le problème de l’absence et de la faiblesse d’une classe capitaliste locale, phénomène reproduisant un mode de développement colonial qui, de ce fait, perpétue une structure économique et politique déficiente. C’est l’interdépendance de tous ces facteurs qui limiterait les effets d’entraînement générés par la production des staples.

La perspective du développement biaisé se trouve à l’état embryonnaire dans plusieurs monographies de l’historien Innis, de même que dans de multiples ouvrages d’historiens québécois, signalés précédemment. L’un des représentants contemporains importants de cette perspective, le professeur R. T. Naylor, de l’Université McGill, a conclu, en rapport avec l’histoire de l’industrialisation canadienne au 19e siècle, que l’importance historique du commerce résultant de l’emprise des staples aurait créé et reproduit un préjugé institutionnel et étatique favorable au surdéveloppement des secteurs des ressources naturelles aux dépens de ceux qui sont compatibles avec une saine diversification industrielle nationale.

La perspective du développement biaisé et piégé fut généralement adoptée par la gauche nationaliste libérale québécoise et canadienne favorable, notamment, à un interventionnisme actif de l’État par le moyen d’une politique industrielle appropriée et totalement compatible avec le plein exercice des droits de propriété collective des ressources naturelles.

La bienveillance du marché libre

La seconde perspective, habituellement associée à l’historien Mackintosh, est celle de la bienveillance du marché libre, dans laquelle la croissance des exportations des staples non seulement génère l’industrialisation des régions nouvellement peuplées, mais suscite aussi, en un mouvement parallèle d’émulation, l’émergence d’un système politique et social compatible avec une société industrielle avancée. Selon cette perspective, nettement plus optimiste, l’extraction des staples dans les contrées nouvellement peuplées refléterait les stratégies des élites capitalistes locales plutôt que celles des puissances impériales dominantes. Cela aurait suffi en soi à faire naître l’industrialisation nationale.

Transposée dans le contexte nord-américain, cette vision alternative de la théorie du staple s’accordait parfaitement avec le concept de continentalisme économique, favorable au libre-échange. La reconnaissance des bienfaits du laisser-faire dans l’exploitation des ressources naturelles par les historiens et les économistes partageant cette vision de la bienveillance du marché fut récupérée par la droite néoconservatrice qui la traduisit en mesures industrielles et fiscales non interventionnistes.

Pour les néoconservateurs, l’exercice par l’État de ses droits de propriété sur les ressources naturelles, par la mise en œuvre de politiques structurantes visant à orienter leur transformation, constitue des distorsions qui compromettent la croissance économique et dissipent les rentes foncières produites au moment de l’extraction des staples. Au contraire, l’optique néoconservatrice stipule que les politiques énoncées par les responsables du bien-être collectif en matière d’industrialisation et d’exploitation des ressources doivent être encadrées par les lois du marché. Ce seraient donc des mesures inspirées du laisser-faire, comme celles qui favorisent la privatisation des droits de propriété des ressources. Elles contribueraient davantage au bien-être de la collectivité en permettant l’éclosion spontanée d’une saine diversification industrielle et une croissance économique plus élevée.

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