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Le rang constitue l’un des témoignages les plus marquants de la québécité culturelle du Québec méridional.
Le mot rang plonge ses racines dans les pays de langue germanique où se sont rencontrés les signes de la forêt (wald), du champ (huf), du trait linéaire de l’habitat (reihe), du peuplement modeste (dorf), le long d’une voie (strass); l’habitat aligné se dit notamment waldhufendorf en Allemagne et wegdorp (chemin; peuplement) aux Pays-Bas. En France, l’idée est rendue par village-rue. En Amérique du Nord, on trouve rang, côte et concession au Québec, concession en Ontario, range, rang, row et tier au Nouveau-Brunswick, de même que long-lot system aux États-Unis.
En France, des contextes, sous la forme de rin, se rapportant à une occupation agricole en longueur et située à la bordure de la forêt, datent des 14e et 15e siècles. Le régionalisme rang n’entre pas dans l’usage standard du vocabulaire national. Le monde rural vit plutôt dans d’autres systèmes d’habitat. Pourtant, il existe un champ lexical français convenant au système aligné, tels rangée de maisons, rang d’en haut, rang d’en bas, de rang à rang, dernier rang, grand rang, range ainsi que cet énoncé : les terrasses d’un rang de maisons servent de rue au rang qui les domine. Au cours du deuxième quart du 20e siècle, des géographes français traitant du Québec considèrent le phénomène comme le type normal de peuplement. Actuellement, les dictionnaires du français standard acceptent l’usage québécois, mais en spécifient le caractère régional.
Au Québec, les documents coloniaux officiels, surtout ceux qui ont été rédigés dans la métropole, étaient avares de l’unité lexicale rang. Malgré ces restrictions, les jésuites consignent le mot en 1664, soit quelques décennies après l’implantation du phénomène dans la région de Québec. Durant un siècle à partir d’environ 1840, c’est-à-dire lors de la création de la plupart des rangées du Québec, des milliers d’occurrences apparaissent dans les archives et les copieux relevés des arpenteurs.
À partir du milieu du 20e siècle, la grande majorité des rangs occupés ferment. En conséquence, le principal territoire associé au vocabulaire rangique va de nouveau se trouver dans les meilleures sections climatiques et agricoles de la plaine du Saint-Laurent, notamment en Montérégie. Ces réajustements spatiaux font naître la notion d’un rang-patrimoine dans les périphéries délaissées et celle d’un rang d’affaires qui remplace le traditionnel rang-genre de vie dans les régions refuges. Même si la fréquence de rang a fort diminué depuis 1945, le mot n’est pas sorti pour autant du parler populaire. Depuis quelques décennies, les gens des villes ne viennent pas dans les rangs en vue de l'économie agricole traditionnelle; ils ne sont ni habitants, ni cultivateurs; on aurait alors besoin d'un nouveau désignant, peut-être rangien?
Le rang contient plusieurs lots, tandis que la paroisse et le canton englobent plusieurs rangs.
Le peuplement aligné du Québec se présente selon des déterminants de facture semblable, dont l’antériorité en Europe, l’universalité du système de rang, la durabilité de la forme du lot et de la rangée, la répétitivité des rangées en profondeur, l’originalité (par rapport à l’habitat groupé et à l’habitat dispersé), l’unité (lot et rangée d’un seul tenant); la linéarité (chemin; alignement des terroirs et des maisons), l’individualité (l’habitant maître de sa terre), la productivité primaire (abattage, labourage, polyculture, élevage; modernisation), la proximité (maison-chemin; voisinage), enfin, la territorialité (sentiment d’appartenance, selon l’identité culturelle de chaque rang). La matière touche donc à plusieurs aspects de la terminologie.
Pour des questions de différences juridiques et historiques entre le rang des seigneuries (début des années 1630) et les ranges du township (décennie 1780), des auteurs ont tendance à étendre ces originalités. En fait, dans les deux systèmes, les phénomènes possèdent des traits semblables et différents; ils se ressemblent en ce qui concerne l’intervention préalable de l’arpenteur, la résidence de l’exploitant sur le lot de travail, la combinaison des fonctions agroforestières ainsi que l’importance des voies de déplacement; ils sont dissemblables pour ce qui est du type de tenure, des proportions des terres rectangulaires, de la langue dominante et des confessions. À partir de 1840 environ, les écarts s’atténuent, le township anglophone se muant en canton. Ce dernier mot, d’origine européenne, devient un québécisme de sens, d’abord par le rendu d’une aire territoriale anglo-étatsunienne, puis par l’installation de nouvelles rangées répondant aux demandes des francophones.
Rectangle dénommé, arpenté, occupant plus ou moins 10 km2, composé de lots allongés, contigus et domiciliaires, comprenant un chemin de front relié à une route, siège d’activités économiques primaires, identifiable culturellement, sans autonomie administrative, mais inclus dans une paroisse et une municipalité.
D’après un relevé de 1980, l’âge d’or des romans traitant du rang couvre la période 1925-1950. Cependant, l’intérêt des écrivains pour le sujet est limité. Aucun livre ne comporte le mot rang dans le titre, à l’exception du terme « école de rang ». Il est surprenant que des écrits favorables à la colonisation n’emploient guère le mot. L’« homme du rang » est moins célébré que le bûcheron, le coureur des bois, le colon et même le paroissien.
La très grande majorité de ces écrivains n’expriment qu’une matière agraire éclatée en traitant davantage de lot, de ferme, de maison, d’habitant, de curé, d’agent des terres, de chemin, de toponymes. Ils sont surtout curieux de l’aspect communautaire, intégré, des constituants physiques et mentaux du rang, bref, du rang d’abord. Les œuvres littéraires se répartissent différemment selon les régions. La Mauricie, Charlevoix et la région située au nord de Montréal, sans représenter des aires à rangs nombreux, constituent un pourcentage élevé des écritures rangiques.
La présence du mot en toponymie accroît la fréquence d’emploi du terme de base. Les localismes et régionymes pourraient être de deux dizaines de milliers.
L’examen des noms de rang, des gentilés et des odonymes conduit à des interrogations : concurrence des génériques côte et concession, qualité des expressions, déformations phonétiques, influence de l’anglais, désignations insulaires, surprises (deux fois plus de troisième rang que de premier rang), hagionymie, utilisation des points cardinaux, chiffrage et normalisation.
Au Québec, la fécondité lexicale du mot rang doit être signalée. Sans les toponymes, le vocabulaire générique rassemble plus de 500 unités dont maison de rang et sortir du rang. Comme générique, le mot a triomphé totalement de range, largement de côte et partiellement de concession. Sémantiquement, une telle promotion n’est pas imméritée. Afin d’exprimer une forme d’habitat aligné, dont la très grande majorité des exemples ne sont pas situés sur les rivages, rang offre une convenance notionnelle confirmée par de nombreuses références historiques.