Il y a de ces mouvements de fond dans l’histoire qui secouent profondément le destin des peuples et des individus. Le 19e siècle fut témoin de tels bouleversements dont nous subissons encore aujourd’hui les effets. Siècle des révolutions politiques et sociales en effet que ce siècle, mais aussi siècle du capital, et plus encore siècle du triomphe des libertés, et, enfin, siècle des nationalités. Cette vague de fond toucha l’Europe tout entière et les deux Amériques, emporta les vieilles monarchies et les anciens empires, propagea le goût et la nécessité des libertés individuelles et démocratiques, et, avec elles, l’éveil de la conscience identitaire et l’émergence des États-nations. Des révolutions française et américaine, à la fin du 18e siècle, jusqu’à la fondation officielle, après la Première Guerre mondiale, de la Société des Nations, de nombreux peuples de l’Occident, animés du même souffle de liberté, entreprirent leur lente marche vers la démocratie.
Ce courant d’idées va atteindre également le Canada et toucher facilement son intelligentsia. Ainsi, l’éveil national apparut ici sous le choc, entre autres, de ce que certains théoriciens de la nation ont appelé « la ségrégation de conquête », phénomène qui constituait le fondement des conflits qui allaient opposer le peuple conquis au conquérant. En effet, celui-ci s’empara des pouvoirs et richesses tout en accaparant les places lucratives de la société en en éloignant, par conséquent, les membres de la nation conquise sous le seul prétexte qu’ils étaient d’une culture différente.
L’introduction du régime parlementaire en 1791 vint donc renforcer ces oppositions identitaires qui surgirent aussitôt après la convocation, à Québec, de la première Chambre d’assemblée, dominée par l’élite de la société canadienne. Se trouvèrent alors très vite confrontés, d’un côté, le parti de la majorité canadienne, « le parti français » – plus tard Parti canadien – et de l’autre, celui de la minorité conquérante, « le parti anglais », dirigé par le gouverneur anglais et son exécutif servile. Dans les premiers trente ans de vie parlementaire, cet exécutif se montra en effet peu réceptif aux revendications de la Chambre d’assemblée et rejeta ainsi pas moins de 234 de ses propositions de projets de loi, soit presque la moitié de tous les projets de loi présentés. L’attitude hostile de l’exécutif allait donc compromettre le bon fonctionnement des institutions parlementaires et, de ce fait, générer une situation conflictuelle porteuse des affrontements idéologiques et politiques qui culmineront dans la violence.
Les 92 Résolutions présentées en janvier 1834 à la Chambre d’assemblée par le Parti patriote – anciennement Parti canadien – traduisent bien l’état de frustration de ce dernier et rendent compte clairement de ses doléances. Débattues aussi dans la population lors d’assemblées de comtés au printemps et à l’automne de 1837, on y réclamait, entre autres résolutions, l’institution du principe de la responsabilité ministérielle. Le refus de la Couronne de reconnaître ainsi la position majoritaire des Canadiens et, partant, le bien-fondé de leurs griefs, plongea la Chambre et le pays dans l’impasse. Vu l’état des forces en présence, les Anglais pouvaient difficilement envisager une solution politique capable de dénouer la crise. Cela aurait signifié la victoire des Canadiens majoritaires sur les conquérants et, de ce fait, l’indépendance du Bas-Canada. En transportant ce débat parlementaire stérile dans le peuple par la voie des assemblées de comtés, le Parti patriote attisait la révolte qui éclata effectivement à l’automne 1837. Il offrait en même temps à Londres le prétexte souhaité pour suspendre les institutions parlementaires et autoriser l’armée d’occupation à intervenir. Cette dernière soumettait ainsi facilement et durement les rebelles retranchés dans quelques villages de la vallée du Richelieu et du comté de Saint-Eustache. Certains leaders patriotes furent capturés et condamnés à mort, d’autres, dont leur chef Louis-Joseph Papineau, durent se résoudre à l’exil.
L’interprétation de la Rébellion de 1837 constitue l’un des grands enjeux de notre historiographie. Ainsi, pour la majorité de nos historiens contemporains, le combat des Canadiens pour la reconnaissance des valeurs libérales et nationales serait un bel exemple de manipulation des masses de la part des principaux leaders de la petite-bourgeoisie canadienne dont la majorité des patriotes seraient issus. L’idéologie libérale et nationale dont ils étaient porteurs – entendons ici les libertés libérales, soit la liberté de religion, la liberté d’association, la liberté de presse, la liberté de suffrage, la liberté nationale, la liberté d’enseignement – n’aurait été qu’un leurre agité devant les masses crédules pour mieux les manipuler et mieux cacher le conservatisme social et économique que sous-tendait leur combat. Car, chez ces historiens, les idées libérales et nationales s’opposent, alors que ces mêmes idées chez les historiens européens et les théoriciens de la nation sont réputées agir de pair et se confondre. Le libéralisme des patriotes, parce qu’il était aussi national, masquerait, selon ces historiens canadiens, leur vraie nature conservatrice. Sous leur plume, les patriotes ne seraient animés d’aucun altruisme ni idéal. Au contraire, seuls des intérêts bassement mesquins les auraient inspirés dans leur quête du pouvoir.
Quelques historiens, au contraire, invoquent la convergence qui se serait établie entre les intérêts du peuple des villes et des campagnes et ceux du Parti canadien dès les années 1820, époque où toutes les conditions de la crise avaient été réunies. Plus récemment, d’autres historiens ont entrepris une relecture de cette période en adoptant une démarche comparative. Aujourd’hui, certains associent franchement la quête des « libertés libérales », la démocratie, l’éveil du sentiment national et l’émergence de l’État-nation. De nombreux modèles théoriques expliquent d’ailleurs clairement, depuis longtemps, ce phénomène auquel les Canadiens ont été associés à l’instar de beaucoup de peuples un peu partout dans le monde atlantique. Plus récemment, quelques historiens y voyaient quelque chose comme la manifestation infructueuse du républicanisme étatsunien en sol canadien.
L’échec de la Rébellion provoqua, il va sans dire, une crise de leadership et de la pensée au sein de la société canadienne. Advint alors le déclassement rapide des forces libérales et démocratiques qui avaient dominé le paysage politique depuis plus de 25 ans. L’émergence d’une nouvelle intelligentsia, dominée cette fois par le haut clergé catholique et par les éléments conservateurs et défaitistes de la petite bourgeoisie, allait tracer la voie à suivre pour le siècle à venir. Cette intelligentsia, composée d’hommes comme Louis-Hyppolite La Fontaine, George-Étienne Cartier et associée aux grandes figures de la hiérarchie cléricale comme Mgr Ignace Bourget et Mgr Louis-François Laflèche, proposa pour sa nation l’objectif de la survivance institutionnalisée dans l’union du Haut et du Bas-Canada de 1840 et, surtout, dans la fédération des colonies de l’Amérique du Nord britannique qui allait naître en 1867.