Le Canada d’aujourd’hui, ce nouveau continent découvert par les voyageurs au 16esiècle, a été décrit dès le départ dans leurs relations de voyage comme dépositaire d’une fabuleuse réserve forestière. En effet, la forêt boréale, qui déroule régulièrement son long ruban vert de l’est à l’ouest du pays, est omniprésente au Québec. Aussi oublie-t-on rarement d’évoquer la forêt mythique de ce territoire, comme s’il n’était que forêt peuplée d’humains.
Surtout riche en conifères tels l’épinette blanche et noire, le sapin baumier, le pin gris, la pruche et le mélèze laricin, la forêt boréale renferme également des essences feuillues comme l’érable, mais aussi le bouleau à papier et le peuplier faux-tremble. Ces dernières soutiennent les industries de la fabrication du papier et du bois d’œuvre. L’érable, quant à lui, est l’objet d’une industrie florissante. L’acériculture nous fait oublier qu’il fournit aussi un bois apprécié pour fabriquer des meubles et qu’il est le roi incontesté du bois de chauffage.
Le terme québécois foresterie illustre admirablement bien cette activité humaine d’exploitation de la forêt québécoise, plus ou moins organisée, plus ou moins commercialisée, qui existe depuis environ quatre siècles.
Au 17e et jusqu’au milieu du 18e siècle, les travaux forestiers se confondent avec l’implantation humaine sur le territoire. Des impératifs de survie viennent de toute évidence les ponctuer, saison après saison. Le défrichement de la forêt permet d’obtenir des terres cultivables et l’extraction de bois sert à la construction de maisons temporaires, ces cabanes en bois rond dont parlent encore les Européens aujourd’hui. Puis de nombreuses scieries, les « moulins à scie » d’autrefois, sont implantées vers la même époque pour fournir le bois scié, nécessaire à la maison familiale définitive « façon canadienne » tant prisée du colon ou de l’habitant. S’il fallait aussi du bois de chauffage pour passer l’hiver au chaud, on avait besoin de bois de menuiserie pour fabriquer, entre autres, les meubles en pin de la maison et toutes sortes d’ustensiles domestiques, comme les vaisseaux de bois, les boîtes, les louches, les manches d’outils et même les jouets d’enfants. Le bois s’imposait donc naturellement comme la matière première dans de nombreuses fabrications de première nécessité.
À côté de ces activités de survivance, on assiste à quelques autres de nature commerciale. Il en est ainsi de la récolte de bois de marine, essentiellement du pin pour les mâtures et du chêne pour les charpentes des navires. Ces travaux, qui ont connu une certaine étendue jusqu’à la Conquête, répondaient à la difficulté croissante de trouver sur le marché européen les espèces utiles à la construction navale.
L’arrivée des Anglais dans la deuxième moitié du 18e siècle va précipiter l’exploitation de la forêt dans son ère préindustrielle, puis industrielle au 19e siècle. Les besoins importants de l’Angleterre en bois de marine, nécessaire au maintien de sa flotte maritime et donc de sa puissance coloniale, vont contribuer à l’essor de l’industrie forestière canado-québécoise.
C’est à l’Américain Philemon Wright, établi en Outaouais, le premier d’une longue lignée de « barons du bois », qu’on doit l’organisation de ce vaste commerce avec l’Angleterre qui va donner naissance à ce qu’on peut appeler la « saga du pin », l’époque héroïque, la plus flamboyante de notre histoire forestière. On assiste dès lors à une formidable explosion des « chantiers », sis en forêt, pour exploiter les grandes réserves de pins de l’Outaouais, puis celles de la Mauricie.
Ces chantiers étaient aussi bien des lieux de travail que de résidence pour les « bûcheux », en majorité des « habitants » – travailleurs saisonniers délaissant la ferme pour la durée de l’hiver et bien rodés à la vie dure des camps forestiers. Les pins abattus dans ces exploitations rudimentaires étaient équarris à la hache, puis assemblés en immenses radeaux. Ce sont les « cages » conduites par les « cageux », ces grands radeaux constitués de plus de 2000 pièces de « bois carré », qui étaient flottées jusqu’à Québec (anses de Sillery), puis désassemblées pour permettre leur expédition vers l’Angleterre sur des vaisseaux à voiles. Une part de ce bois était sciée sur place pour être utilisée à la construction des grands voiliers de l’époque dans les prospères chantiers navals de Sillery.
Ce commerce florissant va perdurer jusque dans les années 1860, où va s’amorcer une autre période plus industrielle axée vers l’industrie du sciage de bois de construction et, à la fin du siècle, vers le « bois de pulpe » (bois de pâte). On perpétuera jusqu’à la période de l’après-guerre (environ 1945) les méthodes traditionnelles d’exploitation : vie dans les camps forestiers (avec ses migrations automnales d’habitants devenus bûcherons qui « montent aux chantiers »), flottage du bois sur les rivières (la « drave » et ses « draveurs »), estacades flottantes (les « booms »).
Les années 1950 viendront mettre fin à une bonne partie de ces activités traditionnelles. D’abord le développement de routes en forêt va sonner le glas de la vie de chantier avec la résidence des travailleurs en forêt et entraînera également la disparition, dans les années 1970, des activités de flottage du bois en rivière. Plus encore, on assistera à la professionnalisation du travail en forêt avec des activités de coupe réparties sur toute l’année et de plus en plus mécanisées (débardage par tracteur, automatisation de la récolte permettant des coupes massives, etc.). Le vocabulaire forestier traditionnel s’appauvrira substantiellement avec cette modernisation du travail forestier où de grands engins peuvent « déforester » en une journée des portions importantes de boisés. Désormais, les professionnels de la forêt œuvrent en solitaires sur leurs engins, échangent peu avec leurs collègues sur les territoires de coupe et ne vivent plus collectivement en forêt près des lieux d’exploitation.
On parle maintenant de plus en plus de la déforestation engendrée par une exploitation forestière industrielle abusive en la qualifiant d’« erreur boréale », selon les termes de l’écrivain et chanteur Richard Desjardins, un natif de l’Abitibi. On ne nie plus également que la forêt québécoise vit aujourd’hui des moments bien difficiles et a peine à survivre aux pressions de son industrie, elle-même menacée par la globalisation des marchés.
L’importance qu’a toujours eue la forêt sur l’homme québécois a aussi marqué profondément sa langue tout en laissant un grand espace pour la création lexicale et le développement d’un lexique original et imagé. Des images fortes et pérennes comme celles projetées, entre autres, par des œuvres littéraires telles Forestiers et voyageurs de Joseph-Charles Taché (1863) et Menaud, maître-draveur de Mgr Félix-Antoine Savard (1937) sont toujours bien vivantes dans l’imaginaire québécois. Des mots comme chantier, drave, godendard ou pitoune ramènent les habitants du Québec à leurs sources.