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Le français et la variation linguistique

Wim Remysen

Professeur
Université de Sherbrooke

Le français est, comme toutes les langues vivantes, soumis à des forces de diversification qui font en sorte que ses locuteurs ne parlent pas tous exactement de la même façon. Ce phénomène, connu sous le nom de variation linguistique, témoigne bien de la nature éminemment sociale de la langue. Qu’il s’agisse du français, de l’anglais, de l’espagnol ou de l’arabe, les langues varient parce qu’elles sont utilisées par une foule de locuteurs aux allégeances et aux identités multiples. C’est donc dire que la langue n’est pas un outil de communication neutre : n’importe quelle personne qui prend la parole est immédiatement perçue comme venant de telle région, comme appartenant à tel groupe d’âge, comme étant éduquée ou non, etc.

On dira ainsi qu’une langue comme le français est composée de plusieurs variétés de langue, des sous-ensembles de pratiques langagières que l’on peut observer auprès de certains groupes de locuteurs (le français populaire, le français des jeunes, le français de Belgique), à certaines époques (le français classique, le français moderne) ou encore dans des contextes précis (le français standard, le français écrit). Chacune de ces variétés se caractérise par des traits distinctifs tout en partageant des points communs avec les autres variétés qui relèvent de la même langue.

Les types de variation linguistique

Les linguistes distinguent généralement quatre types de variation linguistique. Le premier, la variation temporelle (ou diachronique), est lié à l’évolution des langues à travers le temps. Si les jeunes Québécois ne comprennent plus les mots safre « gourmand » ou galarneau « soleil », encore courants au début du 20e siècle, c’est que ces mots ont vieilli de nos jours. À l’inverse, des mots comme écocentre « lieu destiné à recevoir les déchets recyclables » ou texter « écrire un texto » sont apparus à date relativement récente dans l’usage québécois.

La diversification de la langue à travers l’espace constitue le deuxième type de variation, qualifié de géographique (ou de diatopique). En effet, une même réalité peut être désignée différemment selon les différentes régions de la francophonie (les Québécois parlent de garde partagée, alors que les Français utilisent garde alternée), de la même façon qu’un mot peut changer de sens d’une région à l’autre (les cartables français et québécois ne correspondent pas au même objet). Certains usages se cantonnent à des régions de plus petite étendue encore, comme loup-marin « phoque » (utilisé aux Îles-de-la-Madeleine), horsain « étranger » (que l’on peut entendre en Normandie) ou gourme « bouton (sur la peau) » (qui se dit en Belgique, mais surtout dans la région de Bruxelles).

Le troisième type de variation s’appelle la variation sociale (ou diastratique). C’est ce phénomène qui explique que la langue change selon le milieu social auquel appartient un locuteur (sa classe sociale, son groupe professionnel, son sexe, etc.). On peut penser à des mots qui sont associés à la langue des milieux populaires ou moins scolarisés (comme cannage « boîte de conserve », au Québec) ou à celle des adolescents (se flexer au sens de « partir, s’en aller », par exemple, utilisé dans la langue des jeunes Québécois). Par ailleurs, certaines expressions spécialisées, comme pédoncule « queue portant une fleur (ou un fruit) » ou ictère « jaunisse », ne font pas partie de la langue générale, mais appartiennent plutôt à des langues spécialisées que l’on peut associer à des domaines particuliers du savoir et dont l’usage est réservé aux spécialistes (botanistes, professionnels de la santé, etc.).

Enfin, la variation situationnelle, aussi appelée variation stylistique (ou diaphasique), correspond au quatrième et dernier type de variation. On entend par là que les locuteurs adaptent leur langue en fonction de la situation dans laquelle ils se trouvent, selon les interlocuteurs auxquels ils s’adressent ou encore suivant le thème dont ils parlent. Des mots comme menterie (pour mensonge) ou frigo (pour réfrigérateur) sont courants dans la langue familière des Québécois, qui les éviteront toutefois dans la langue standard, tout comme les Français utilisent se magner (pour se dépêcher) ou que dalle (pour rien) seulement lorsqu’ils n’ont pas à surveiller leur façon de parler. Cette catégorie comprend aussi des mots ou expressions qui ont une valeur expressive particulière. C’est entre autres le cas des adjectifs ratoureux « malin, rusé » ou amène « courtois, charmant », le premier ayant une valeur péjorative, le deuxième une connotation littéraire.

La réflexion sur la variation doit aussi inclure la distinction, essentielle, entre la langue parlée et la langue écrite. Parfois qualifiée de variation diamésique, ce type de variation est généralement associé à la variation situationnelle dans la mesure où le support écrit appelle généralement l’utilisation d’un registre plus soigné. Il est ainsi moins courant, mais pas exclu, de trouver des verbes relevant du registre familier comme pogner « prendre » ou achaler « déranger » dans des textes écrits. L’existence de genres hybrides – de l’écrit oralisé (bulletins de nouvelles ou discours politiques, par exemple) à l’oral transcrit (comme le clavardage ou les courriels) – montre que la relation entre standard/écrit et familier/oral n’est toutefois pas univoque.

Les différents types de variation sont étroitement reliés et ne sauraient être dissociés les uns des autres. Ainsi, selon le point de vue que l’on adopte, des verbes comme déjeuner « prendre le repas du matin », dîner « prendre le repas du midi » et souper « prendre le repas du soir » peuvent témoigner aussi bien de la variation géographique du français (on s’en sert au Québec, en Belgique et en Suisse) que de la variation temporelle (utilisés en ce sens, ils sont plutôt vieillis en France).

Les composantes de la langue touchées par la variation

Les exemples de variation qui figurent dans la section précédente concernent tous le lexique. En réalité, la variation affecte toutes les composantes de la langue, sans exception. L’influence se fait toutefois sentir à des degrés très divers d’une composante à l’autre. Ainsi, la prononciation et le lexique sont particulièrement susceptibles de varier, ce dont témoignent des termes comme accent « traits de prononciation d’un locuteur » ou jargon « façon de parler propre à un groupe ». Dans le cas du lexique, cette grande adaptabilité se comprend facilement : la langue doit continuellement répondre à de nouveaux besoins d’expressivité et de désignation, ce que font ses locuteurs en renouvelant les ressources lexicales.

En revanche, la morphologie et la syntaxe d’une langue varient moins, ce qui ne veut toutefois pas dire qu’elles soient totalement imperméables à la variation. Sur le plan de la morphologie nominale, on peut entre autres signaler des différences entre la France et le Québec en matière de féminisation (autrice et auteure, par exemple) ou concernant le genre et le nombre des substantifs (une ou un garde-robe, des lasagnes et une lasagne). Pour ce qui est de la syntaxe, pensons aux multiples façons d’exprimer l’interrogation, comme l’inversion (vient-il?), l’intonation (il vient?), l’interrogation avec est-ce que (est-ce qu’il vient?) ou encore, au Québec, l’utilisation de la particule -tu (il vient-tu?).

Les dictionnaires et la représentation de la variation linguistique

Les dictionnaires rendent généralement compte des phénomènes qui relèvent de la variation linguistique par le recours à des marques d’usage ou à des indicateurs de domaine (liés aux langues de spécialité). Ces étiquettes, très nombreuses dans la plupart des dictionnaires contemporains du français, servent à situer les différents mots et leurs significations en fonction des quatre types de variation évoqués plus haut. Parmi les marques et indicateurs traditionnellement utilisés dans la lexicographie française, on peut citer les suivants :

  • variation temporelle : vieux, vieilli, moderne, …

  • variation géographique : régional, Suisse, Québec, usage acadien, …

  • variation socioprofessionnelle : populaire, argot, botanique, droit, administration, …

  • variation situationnelle ou stylistique : familier, soutenu, littéraire, ironique, vulgaire, …

La pratique des lexicographes en matière de marquage se modifie toutefois au fil du temps. Depuis quelques dizaines d’années, par exemple, la marque diaphasique « familier » gagne du terrain au détriment de la marque diastratique « populaire », que certains dictionnaires n’utilisent simplement plus. Dans le même ordre d’idées, la marque « soutenu » s’est ajoutée récemment à la liste des marques diaphasiques utilisées dans certains dictionnaires. En outre, si le choix des marques évolue, les lexicographes doivent aussi adapter leur description lorsque des changements de connotation surviennent. Le verbe peaufiner « parfaire (un travail) », par exemple, a progressivement perdu sa connotation familière, ce dont rendent compte les dictionnaires les plus récents qui n’utilisent plus la marque « familier » pour caractériser cet emploi. En d’autres termes, le marquage n’est jamais fixé une fois pour toutes.

Il faut se garder d’interpréter les étiquettes utilisées dans les dictionnaires de façon exclusive. Par exemple, lorsque les lexicographes utilisent la marque « Québec » dans l’article tantôt « plus tard » ou encore la marque « familier » dans les articles rester « habiter, demeurer » et torchon « texte mal écrit », cela ne veut pas dire que le premier mot soit spécifique à l’usage québécois (on l’entend aussi en Belgique) ou qu’il soit impossible d’entendre les deux autres en contexte formel. Ces étiquettes signifient plutôt que ces mots sont caractéristiques de l’usage québécois ou familier et qu’ils y sont donc plus fréquents, sans leur être exclusifs.

C’est donc dire que les dictionnaires donnent une représentation de la variation qui procède inévitablement à une certaine simplification de la complexité des phénomènes de variation. Impossible, en effet, de rendre compte de toutes les différences qu’il peut y avoir dans la manière dont les locuteurs perçoivent les mots ou expressions qu’ils utilisent, car cette perception peut varier selon leur âge, leur profession ou encore leur expérience du monde. Au Québec, par exemple, un mot comme balayeuse, au sens d’« aspirateur », sera ressenti comme familier par certains, mais comme neutre par d’autres, ce qui aura une incidence sur la perception du mot aspirateur (ressenti tantôt comme neutre, tantôt comme soutenu). Pour assurer une certaine cohérence dans sa description, le lexicographe doit donc adapter sa façon de présenter les phénomènes de variation en fonction du groupe de locuteurs qu’il a choisi comme modèle ou référence. Il s’agit généralement des locuteurs scolarisés, car ce sont eux que les membres d’une communauté identifient spontanément comme ceux qui « maîtrisent bien leur langue ».

La variation linguistique, les jugements sur la langue et la norme

L’extrême flexibilité qui caractérise les langues n’est pas toujours bien perçue par les locuteurs, qui ont souvent tendance à concevoir leur langue comme une entité « une et indivisible ». Cette façon de voir est consolidée en quelque sorte par le recours à des étiquettes comme le français, le japonais ou l’italien. De telles dénominations cachent le caractère variable et hétérogène des langues et ne rendent pas bien compte de l’existence de plusieurs variétés de langue différentes. Généralement, les variétés sont jugées en fonction du prestige des locuteurs qui s’en servent : la langue populaire est stigmatisée, la langue de l’élite est valorisée.

Les jugements que les locuteurs portent sur les phénomènes de variation varient généralement aussi selon les composantes de la langue qui sont touchées. La variation sur le plan de la prononciation, très saillante comme nous l’avons vu, est généralement mieux perçue que la variation lexicale qui, à son tour, pose moins de problèmes que la variation sur le plan morphosyntaxique. En d’autres termes, si les locuteurs du français jugent généralement tout à fait normal qu’il existe plusieurs accents à travers la francophonie et qu’ils se montrent relativement ouverts aux mots et expressions en usage dans les diverses communautés francophones, ils sont souvent beaucoup moins tolérants aux différences grammaticales.

Les réactions parfois négatives entraînées par le constat de la variation montrent qu’il existe, à côté de la diversification, une autre force qui est à l’œuvre dans la dynamique linguistique, celle de l’unification. L’humain ressent en effet le besoin d’encadrer ou de standardiser la langue, c’est-à-dire de définir une norme à respecter dans certaines situations précises (à l’école, dans l’administration ou dans les médias, entre autres). Ce processus de standardisation, extrêmement fréquent lorsque les communications entre locuteurs d’une même langue s’accroissent, ne doit toutefois pas faire oublier que la langue standard n’est qu’une variété de langue parmi d’autres et qu’elle n’est pas supérieure aux autres, même si elle est plus valorisée socialement.

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Ce mot fait partie de la liste orthographique (#listeNomComplet#) du ministère de l’Éducation et de l'Enseignement supérieur (MEQ) du Québec, élaborée en collaboration avec le Centre d’analyse et de traitement informatique du français québécois (CATIFQ) de l’Université de Sherbrooke.

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