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Les mots en -oune sont caractéristiques du français québécois et souvent présentés comme des dérivés. Cependant, cette analyse est douteuse : -oune est d’abord une marque de flexion, utilisée ensuite pour créer de nouveaux mots selon une règle générale de création lexicale.
Un dérivé est un mot que l’on peut analyser en deux constituants : il contient un radical suivi d’un suffixe, élément ajouté à un mot pour en créer un nouveau. Un suffixe est reconnaissable par son apport sémantique : -et / -ette ont une valeur diminutive dans mur-et et tabl-ette; -eur / -euse expriment l’agent ou l’instrument dans moissonn-eur et moissonn-euse. Ces derniers exemples montrent que le suffixe change souvent la catégorie du radical : le verbe moissonner produit deux dérivés nominaux. Par ailleurs, pour être dit « suffixe », un ajout exige une certaine récurrence, qui permet aux usagers de produire et d’interpréter de nouveaux mots selon des règles. Ainsi, même s’il entend le mot marcheur pour la première fois, tout francophone y reconnaît la combinaison [verbe march- + suffixe -eur] et l’interprète comme un nom d’agent.
En première approximation, un mot répandu comme balloune pourrait être vu comme un dérivé et décomposé en [nom ball- + suffixe -oune]. Mais il ne répond à aucun des trois critères caractéristiques des suffixes : son apport sémantique est flou (idée de petitesse, de légèreté, de volatilité?); balloune est le seul mot en -oune que l’on peut décomposer en [radical nominal + suffixe] et cela explique que le sens de -oune ne puisse être bien cerné; -oune ne change pas la catégorie du radical.
Il faut donc envisager autre chose et il existe une solution simple : en plus des suffixes, on trouve à la fin des mots des marques de flexion (des terminaisons ou désinences) qui ne changent pas la catégorie : le genre pour le nom et l’adjectif; la personne, le temps et l’aspect pour le verbe. Dans cette perspective, balloune peut être vu comme le féminin de ballon et l’hypothèse est facile à défendre. Nous allons d’abord montrer que -oune représente la forme féminine de plusieurs mots masculins et respecte la règle générale de production du féminin (ajout d’une consonne et modification de la voyelle finale). Par la suite, -oune a acquis un autre statut : le redoublement d’une syllabe étant un moyen répandu de création lexicale, la modification s’est étendue dans tout le mot et -oune est devenu un élément de création de mots.
En plus du couple ballon / balloune, plusieurs mots en -on [ɔ̃] disposent d’un féminin en -oune : poupon / poupoune, con / coune, teuton / teutoune (avec variantes) et sans doute piton / pitoune, ton / toune. Dans tous ces cas, ce n’est pas -oune qui doit être détaché du radical mais la consonne [n], élément de flexion ajouté pour marquer le féminin et qui se retrouve aussi avec des mots finissant en [o] et en [u] : snoraud / snoroune, flo / floune, minou / minoune…
Cette analyse respecte les principes généraux de formation du féminin : pour les noms et les adjectifs, le français marque le féminin des mots à finale vocalique en ajoutant une consonne ou une syllabe et parfois les deux. Le code écrit masque cette règle, car la consonne est déjà présente dans la graphie au masculin bien qu’elle ne soit pas prononcée : bon / bonne ([bɔ̃] / [bɔn]), grand / grande ([gʀɑ̃] / [gʀɑ̃d]), fort / forte ([fɔʀ] / [fɔʀt])… L’ajout de la consonne a souvent un effet sur la voyelle précédente : léger / légère ([leʒe] / [leʒɛʀ]), nouveau / nouvelle ([nuvo] / [nuvɛl]), vieux / vieille ([vjø] / [vjɛj])… Le passage de [ɔ̃] ou de [o] à -oune correspond donc bien à une règle générale.
Quelques mots en -oune donnés comme exemples de féminin ont deux syllabes et la consonne y est répétée (teutoune avec variantes) ou encore la consonne et la voyelle (poupoune, chouchoune, chouchounette). Une règle générale de création lexicale, fondée sur le redoublement et résultant peut-être de l’imitation du langage enfantin (bébé lala, dodo, pipi…), explique l’existence de ces mots souvent affectifs ou familiers. Il en résulte que le mot féminin est soumis à deux règles : ajout de la consonne [n], qui entraîne une modification de la voyelle; extension de la modification à la voyelle précédente pour respecter la règle de création lexicale. Cela explique des mots comme doudoune (issu de dodo), coucoune (issu de coco) et la forme toutoune (associée à teutoune et issue de teuton / téton).
À ce point de l’analyse, on constate que l’association des règles antérieures a produit un moyen simple pour créer des mots de deux façons :
- en appliquant le modèle de façon maximale, c’est-à-dire par la répétition de la syllabe suivie de -ne. Il en est résulté des mots dont la base est peu visible (gougoune), à peine perçue (foufoune, voisin de fesses) ou claire (moumoune, à associer à mou);
- en appliquant le modèle de façon simplifiée. Cela a produit des mots où seule la consonne est redoublée (gogoune, variante de gougoune, baboune) et aussi ratatoune.
Finalement, -oune a pris son autonomie et est devenu un élément de création lexicale qui se combine avec des bases que l’on peut parfois associer à un radical (bisoune, à rapprocher de bi- / bais-) mais pas toujours (guidoune). Si la base était identifiable, il faudrait bien sûr voir en -oune un suffixe mais cette analyse, plus simple, ne convient pas. Il arrive même que la base ne respecte pas les règles de combinaisons attendues des phonèmes en français : la combinaison des consonnes est inattendue dans slagoune et sloune ainsi que dans snoraud / snoroune.
Les mots en -oune ont globalement une charge affective : ils désignent des objets familiers de peu de valeur, les parties intimes (bisoune, foufoune, pitoune), des personnes sous un angle négatif (guidoune, moumoune, doudoune) ou sont des appellatifs familiers (ma coucoune, ma poupoune). La seule présence de -oune suffit pour créer cette valeur : p. ex. balloune donne l’idée de ‘manque de consistance’ face à ballon. Ces mots sont souvent polysémiques et entrent dans plusieurs champs sémantiques.
Une telle situation s’explique par trois faits. La forme -oune est une forme dialectale qui a concurrencé -onne en suivant une règle phonétique connue et attestée en acadien (douner). Il résulte de cette origine une image négative qui s’est amplifiée par la suite quand la forme a servi à la création de mots familiers selon la règle de répétition de syllabes. Enfin, -oune entre dans une longue série de mots contenant [u] dans la syllabe finale ou pénultième et qui ont souvent une valeur négative (guénillou, voyou; fripouille, grenouiller…).