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Le français du Québec a créé de nombreux mots inconnus du français de référence en utilisant des suffixes communs. Cela concerne -age, -erie, -eux et, dans une moindre mesure, -able. Le rôle des suffixes étant de créer de nouveaux mots à partir de radicaux existants, la situation n’est pas surprenante. Souvent, ces suffixes ont produit plus de mots au Québec par une simple application de règles identiques, phénomène sans doute dû à l’absence de contrainte institutionnelle. Cependant, -eux a connu un développement original.
Le latin possédait une série d’adjectifs dérivés de noms au moyen du suffixe -osum ([o:] accentué) qui, au terme d’une évolution phonétique régulière, ont donné en français des adjectifs en -eux (herbeux, venteux…). Ce suffixe a plus tard servi à créer des adjectifs sur un radical nominal emprunté au latin (fameux, généreux, glorieux…) ou sur une forme française (heureux, joyeux, malheureux…). Tous ces dérivés en -eux expriment l’idée de plénitude (‘qui est plein d’herbe, de joie…’). Mais -eux a aussi une autre source : le suffixe latin -atorem ([o:] accentué) qui produisait des noms d’agent à partir de radicaux verbaux. Ce suffixe est devenu -eur en application des règles générales de l’évolution phonétique et est présent dans de nombreux mots issus du latin (chanteur) ou forgés par la suite (laboureur, vainqueur). Cependant aux 15e et 16e siècles, beaucoup de consonnes finales ont cessé d’être prononcées et la consonne [R] a été affectée par cette règle, en particulier dans le suffixe -eur. Les graphies de l’époque indiquent que le [R] était souvent omis dans la prononciation (flatteux, laboureux, procureux…). Il a parfois été rétabli (p. ex. finir face à aimer) et, dans le cas de -eux / -eur, ces redressements ont produit deux séries suffixales. La forme -eux résulte donc de la rencontre de deux suffixes, l’un servant à créer des adjectifs, l’autre à créer des noms d’agent.
Les adjectifs formés au moyen de -eux expriment l’idée de plénitude, de grande quantité. Les noms d’agent formés au moyen de -eux sont marqués en raison de leur origine populaire : ils désignent des métiers socialement dépréciés, comme le montrent des traces dans le lexique français (un boueux / un éboueur, un rebouteux). Par extension, ce sont les comportements habituels qui sont évalués négativement et jugés répétitifs ou excessifs. Les mots en -eux qui ont une source nominale et ceux qui ont une source verbale se croisent donc et les deux partagent la valeur quantitative et évaluative. Il devient dès lors difficile de distinguer leur formation.
On peut cependant tenter une organisation. La valeur locative de -eux à base nominale, associée à l’idée de plénitude (‘où il y a beaucoup de…’), s’est bien maintenue (boueux, herbeux, silencieux, venteux …). Elle a été exploitée de façon marginale en France après le 17e siècle où l’on voit émerger délictueux, majestueux, prétentieux, vaniteux (‘qui est plein de prétention, de vanité…’). Cet usage ne s’est guère développé au Québec (cependant bouetteux, sur bouette ‘boue’), mais l’autre versant du suffixe -eux a produit une longue série de noms créés à partir de radicaux verbaux et désignant des personnes dont le comportement est jugé négativement. Ces individus sont hésitants ou lents (balanceux, branleux, bretteux, lambineux, limoneux, taponneux, tataouineux), râleurs ou récalcitrants (babouneux, bougonneux, chialeux…), ont l’habitude de grappiller, d’intervenir fréquemment sans raison valable (achaleux, fouineux, ostineux,quêteux, seineux, téteux…) ou ont simplement des comportements jugés inadéquats (baveux ‘provocant’, cruiseux ‘dragueur’, licheux ‘flatteur’…). À ce type, appartient ratoureux, dont la source est particulière : il vient sans doute du nom tour, ce qui explique ses deux sens (« qui a le tour pour parvenir à ses fins, rusé » et « qui joue des tours, espiègle »).
La grammaire des dérivés en -eux est un peu surprenante. Ils se comportent en effet comme des adjectifs et, en tant que tels, acceptent les marques d’intensité et sont souvent attributs (T’es ben lambineux aujourd’hui.). Mais ils entrent aussi dans la catégorie nominale et prennent alors l’article (J’ai jamais vu un bougonneux de même.). L’origine complexe de -eux est peut-être en cause, mais ces comportements s’expliquent surtout par l’appartenance de ces dérivés à la série des noms dits de qualité, intermédiaires entre la catégorie du nom et de l’adjectif et qui permettent de qualifier directement quelqu’un (Espèce de baveux! / Quel baveux! / On m’a traité de baveux.). Les mots en -eur du français deviennent eux aussi plus qualificatifs quand ils sont quantifiés et acceptent alors la fonction attribut (*Luc est un mangeur. / Luc est un gros mangeur.).
La série des mots en -eux est ouverte et, p. ex., à partir de barguiner, oublier ou sortir, il est facile de tirer barguineux, oublieux et sorteux. Pourtant, il faut tenir compte de quelques mots évaluatifs en -eux qui ne sont pas dérivés d’un verbe mais en rapport avec un nom ou un adjectif. Cela concerne mardeux (‘chanceux’), niaiseux (‘idiot, en qui il y a de la niaiserie’ et non ‘qui niaise’), pipeux (‘qui raconte n’importe quoi’), vargeux (de varger ‘frapper’), violoneux (‘violoniste amateur’)… Un croisement entre un mot en -eux et les sacres (jurons) s’est produit pour vlimeux, qui est issu de velin, forme attestée pour venin jusqu’au 17e siècle et qui appartenait au type locatif (‘qui est rempli de venin’). Avec la perte de son radical, vlimeux n’a plus été senti comme un dérivé et s’est rapproché de torieux et de bonyeu(x), où -yeu représente le mot Dieu déformé. Ce mouvement a été facilité par le fait que les sacres québécois ont pris la valeur et la grammaire des noms de qualité (Toi, mon torieux. / Toi, mon vlimeux.).
Les rapports de -eux avec d’autres suffixes sont intéressants. Le français du Québec a développé l’usage de -age pour dénoter des comportements répétitifs et négatifs (frappage, mémérage…) et beaucoup des dérivés en -age sont en corrélation avec un mot en -eux (babounage, bougonnage, chialage, lambinage, limonage, taponnage, tataouinage…). Pour sa part, le français de référence n’a pas retenu l’opposition -eur / -eux pour distinguer deux types d’agents, même si un mot comme péteux, issu de péter, a émergé dans la langue populaire pour concurrencer prétentieux, issu de la série nominale. En revanche, il dispose d’un système qui oppose un agent en -eur et un agent en -ard. Ce dernier suffixe, qui comble le vide dû à l’absence de -eux, a produit une série de noms de qualité. Certains ont une base verbale et expriment l’agent (braillard, combinard, fêtard, geignard, traînard, vantard…); d’autres ont une base adjectivale ou nominale et évaluent les comportements (connard, couard, roublard, trouillard…).