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Malgré des différences phonétiques plus ou moins saillantes, la structure phonologique est fondamentalement identique à travers les différentes variétés du français, qui comporte officiellement 16 voyelles et 20 consonnes. Il faut donc utiliser dans l’écriture des signes rajoutés aux cinq lettres voyelles « a, e, i, o, u » (les accents aigu, grave et circonflexe, le tréma) et des combinaisons de lettres. Les 20 consonnes sont exprimées par des lettres ou combinaisons de lettres qui peuvent prendre une valeur différente selon les mots (« c, g; ll, ch »), parfois une valeur double (le « y » dans royal, moyen, payer, etc., et le « x » dans oxygène, examen, etc.) ou encore une valeur nulle, comme le « s » dans c’est. Pour les consonnes, un seul signe diacritique : la cédille. À cause de ces disparités, les dictionnaires contemporains se servent de l’alphabet phonétique international (API) pour indiquer la prononciation canonique de chaque mot en plus de sa forme orthographique statutaire.
Particulièrement, le français québécois a conservé de façon très stable les deux voyelles longues traditionnelles /ɛ:/ comme dans bête, traître, baisser et /ɑ/ comme dans âme, cadre, passer, alors que le parler parisien courant, par exemple, leur donne moins de visibilité : bête n’y est pas très différent de bette, ni pâte de patte. Sur le modèle de ces voyelles longues, le français québécois a aussi intégré dans son système de prononciation les /i:/ et les /u:/ longs des mots empruntés à l’anglais (p. ex. cheap, cool). Si les langues s’échangent facilement des mots, l’importation d’un phonème exige des conditions plus particulières. C’est ainsi que le français a ajouté récemment à son inventaire la nasale /ŋ/ typique du suffixe -ing de l’anglais, présent dans de nombreux mots courants; cet emprunt est par ailleurs « rentabilisé » dans des mots provenant d’autres langues (p. ex. allemand bunker, espagnol flamenco).
On appelle marqueur un élément de prononciation dont la variation a pour effet de discriminer des classes de locuteurs. Cette discrimination peut être simplement géographique : le fait (appelé affrication) de prononcer comme [ts], [dz] les /t/ et les /d/ dans tous les mots où ils sont suivis d’un /i/ ou d’un /y/ (petit, durant, etc.) distingue à coup sûr les locuteurs québécois des locuteurs d’origine acadienne ou européenne. Si ce marqueur a une valeur absolument générale, d’autres visent plus restrictivement la prononciation de mots spécifiques : selon qu’ils sont dits avec /ɛ/ simple ou avec /ɛ:/ long, arrête, baleine distinguent le locuteur de Québec de celui de Montréal, pour ne rien dire du « mot de passe » poteau, prononcé typiquement avec [ɔ] à Québec et avec [o] à Montréal. La rivalité historique entre les deux pôles originaux de la Nouvelle-France imprègne véritablement jusqu’aux détails de la culture…
D’autres marqueurs ont une portée proprement sociale, et servent ainsi de base à des jugements de valeur à propos des locuteurs. Dans tout le domaine francophone, par exemple, les différentes réalisations phonétiques du /ʀ/ ou de la diphtongue /wa/ (presque toujours écrite « oi ») catégorisent les locuteurs. La norme contemporaine de la prononciation du /ʀ/ a retenu une variante postérieure; les locuteurs qui utilisent encore la prononciation traditionnelle du [r] antérieur, apical (dit roulé) sont vite classés comme démodés, arriérés, provinciaux, folkloriques, etc., selon le point de vue et selon la bienveillance relative des juges improvisés… Prononcer en [wɛ] ou en [we] les mots comportant « oi » entraîne un stigmate semblable depuis la Révolution française, qui a provoqué un renversement complet de la norme sur ce point précis en imposant le [wa], jusqu’alors déconsidéré parce qu’il caractérisait le peuple et la bourgeoisie par opposition à l’aristocratie.
Un autre marqueur important est la maîtrise plus ou moins parfaite, ou alors défaillante à cause du stress d’une situation formelle, des faits d’élision et de liaison : *l’hauteur pour la hauteur (mot à h aspiré), *ça-l-arrive pour ça arrive, *on va-t-être pour on va être. Ou encore, les locuteurs trop conscients du caractère formel de la situation outrepassent parfois, par insécurité, l’application obligatoire des règles : les personnes [z]âgées, il faut [t]avancer, selon [n]eux. Ainsi, l’hypercorrection (être plus correct que nécessaire) fait faire plus de liaisons que celles des règles de base, ou fait prononcer en [a] antérieur le [ɑ] normalement postérieur de la fin des mots, par exemple *[kanada] (avec trois voyelles identiques) au lieu de [kanadɑ] Canada. Ce comportement encourt naturellement un jugement de préciosité, de fausse distinction, de prétention, etc.
Après la Deuxième Guerre mondiale, le Québec est passé d’un isolationnisme culturel relatif à une ouverture marquée sur le monde, mouvement dont le point fort fut l’Exposition universelle de 1967 et qui n’a fait que s’amplifier depuis. L’usage linguistique officiel et public qui manifeste la norme affirme deux tendances paradoxales, mais en fait parfaitement complémentaires.
D’abord, une nette volonté d’affirmation identitaire, tant par rapport au reste du monde qu’à l’intérieur de la francophonie. Elle se concrétise dans la confirmation du statut socialement neutre de l’affrication : les variantes [ts, dz] sont vues comme allant de soi à condition de ne pas être trop sensibles à l’oreille. Cette volonté se réalise aussi dans la conservation des distinctions traditionnelles mais stables entre /ɛ/ bref et /ɛ:/ long, entre /a/ bref et /ɑ/ long, de même qu’entre /œ̃/ et /ɛ̃/, distinctions qui sont toutes conçues comme représentatives du français québécois même si elles ne lui sont pas exclusives.
D’autre part, une volonté tout aussi délibérée de s’aligner sur un standard international. Cette attitude résulte d’une dédramatisation réciproque des relations avec le français européen, rendue possible par l’augmentation des échanges et la reconnaissance de la nécessité d’une union stratégique entre francophones contre les effets niveleurs de la « mondialisation ». Cette volonté s’illustre, entre autres, dans la généralisation du [wa] à la place de l’ancien [wɛ], et du [ʀ] postérieur au détriment du [r] antérieur roulé. Selon une modalité différente, on évite la diphtongaison, qui produit une série systématique d’alternances comme [baɛt] bête à côté de [bɛtsiz] bêtise, etc., et qui rendrait homophones tort et tard sous la forme [tɑuʀ]. On s’empêche aussi d’omettre le /l/ des éléments clitiques, en prenant soin d’énoncer au long [dɑ̃laʀy] dans la rue plutôt que de le contracter en *[dɑ̃:ʀy]. Cet alignement normatif est en continuité avec un mouvement amorcé auparavant pour des traits de prononciation déjà jugés inconvenants de manière locale : par exemple, on a éliminé le /t/ final traditionnel de mots fréquents comme nuit, lit, etc., et on s’abstient d’ouvrir en [a] le /ɛ/ final de épais, jamais, poulet, il avait, etc.