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La toponymie du Québec

Jean-Yves Dugas

Linguiste retraité
Commission de toponymie du Québec

Bien que relativement récente, puisque les plus anciens noms de lieux du Québec remontent à près de quatre siècles à peine, la toponymie d’ici offre un aspect original, marqué au coin du territoire et de la population propres à cette enclave française du continent nord-américain. Voici, retracées succinctement, certaines de ses facettes les plus révélatrices.

Les particularismes linguistiques de la toponymie du Québec

Comme tous les territoires habités, le Québec porte, dans sa nomenclature toponymique, la trace de ses premiers habitants et de ceux qui l’ont développé ou conquis. Ainsi, la toponymie autochtone témoigne de la présence immémoriale des différentes nations, notamment les Montagnais (Mistassini ), les Micmacs (Détroit d’Honguedo), les Abénaquis (Yamachiche), les Cris (Obaska) et les Algonquins (Collines Waswanipi ).

Quant aux Inuits, concentrés dans le Nord-du-Québec, ils ont marqué leur immense territoire d’appellations précises et descriptives aux sonorités étranges comme Kangirsuk, Île Qikirtakallaaluk et Baie Kangirqusaraaluk.

Ces survivances apparaissent d’autant plus précieuses qu’un fort courant de « désamérindianisation toponymique », qui a eu cours il y a plus d’un demi-siècle, a fait disparaître plusieurs milliers de ces toponymes. On prétextait alors leur opacité sémantique et les difficultés de graphie comme de prononciation qu’ils soulevaient.

Pour leur part, les toponymes français qui se sont implantés dans le sillage de ceux qu’avaient semés Cartier et Champlain demeurent, et de loin, les plus répandus en nombre et reflètent le caractère foncièrement français de la Belle Province. Du lac Forcé à la pointe de l’Orignal en passant par Trois-Rivières ou par la municipalité régionale de comté de La Vallée-de-l’Or, plusieurs milliers de noms de lieux de ce type balisent la trame dénominative de la majorité des milieux de vie des Québécois, quelle qu’en soit, par ailleurs, l’importance de l’étendue ou de la population.

La période historique que constitue la Conquête, quant à l’omniprésence anglophone, trouve son illustration dans le maintien de nombreuses dénominations anglaises, qu’il s’agisse d’entités administratives, comme Douglastown et Covey Hill, de divisions d’enregistrement, telles Shefford et Richmond, ou de catégories naturelles du paysage, comme le mont Wright ou l’île Breakwater. Il convient, également, d’y constater la transposition de la présence significative de cette communauté linguistique minoritaire, la plus importante au Québec sur le plan statistique.

Phénomène international, quelques noms de lieux témoignent sporadiquement de l’apport d’autres groupes ethniques qui ont choisi le Québec comme terre d’accueil. On peut ainsi prendre à témoin les désignations Ruisseau Mickiewicz, Lac du Magyar ou Branche Würtele.

Dans certains cas, une véritable osmose interlinguistique s’est opérée, mariant un élément français et amérindien (Baie-de-Shawinigan), français et anglais (Sainte-Rose-de-Watford) ou encore français et étranger (Rue d’Interlaken). Ce trait spécifique, dénommé « hybridation », reflète une plus grande cohésion d’apports ethnolinguistiques, estimés très typifiés, voire irréductibles.

L’omniprésence de la manifestation religieuse

Le phénomène des noms de saints en toponymie québécoise demeure sans conteste l’aspect auquel sont particulièrement sensibles tant les Québécois eux-mêmes que les étrangers qui établissent un premier contact avec cette facette importante de notre patrimoine culturel. Des formes comme Saint-Wenceslas, Sainte-Madeleine-de-la-Rivière-Madeleine ou Petit rang Saint-Louis ont rapidement réduit la carte géographique du Québec, dans certains esprits, à une fastidieuse et interminable litanie d’hagiotoponymes (noms de lieux composés de noms de saints). Toutefois, outre qu’elles rappellent la prégnance du fait religieux et le rôle incontournable du clergé dans la culture québécoise de jadis, plusieurs de ces dénominations sont tributaires de désignations on ne peut plus laïques, sanctifiées pour les besoins de la cause ou sous l’inspiration du moment.

Par ailleurs, nombre d’appellations s’inscrivent dans le prolongement de ce genre de noms de lieux. Elles ont trait tantôt aux personnes divines (Lac du Bon Dieu), tantôt au culte de la Vierge (Notre-Dame-des-Sept-Douleurs), tantôt encore aux objets religieux (Lac à la Croix), entre autres. Les désignations de ce type contribuent à souligner la foi inébranlable de nos ancêtres, couplée au rôle de premier plan joué par l’Église catholique dans les siècles passés.

Le sceau régionaliste

Parallèlement à la présence des noms propres, la langue commune occupe une place exceptionnelle en matière de noms de lieux au Québec. Les mots nés ici ou qui se sont chargés d’une signification typiquement québécoise peuvent être fréquemment relevés dans le corpus des dénominations officielles. Ainsi, Cap aux Bleuets, Lac Cacaoui, Domaine-de-l’Érablière ou Croissant de la Sucrerie, à titre d’exemples, voient l’élément spécifique ou l’un de ses constituants faire référence à un régionalisme. De plus, l’élément générique de certains toponymes véhicule de même, en quelques occasions, une notion purement québécoise : Barachois à Montpetit (anse), Coulée des Canayens (ravin), Crique Marlie (ruisseau).

Il convient également d’observer que la réduction de l’élément Petit à Ti – hypocoristique (terme exprimant une intention affectueuse) qui figure dans certains anthroponymes retenus à titre de spécifiques toponymiques – s’inscrit en quelque sorte dans le prolongement du phénomène évoqué à l’instant. Des appellations comme Lac Ti-Nours, Pointe à Ti-Biche ou Caye à Ti-Joseph demeurent des témoignages éloquents.

Le redoublement et l’inattendu

L’un des traits majeurs de la toponymie du Québec apparaît aussi comme la reprise d’un même élément spécifique à des dizaines, voire à des centaines d’exemplaires dans certains cas. Des lexèmes comme croche, rond, ours, orignal, vert ou noir identifient de multiples entités géographiques de nature diverse, principalement des plans d’eau dénommés parfois en raison de leur forme, parfois en fonction des animaux qui les fréquentent ou des plantes qui y croissent, parfois en vertu d’une couleur qui rappelle fréquemment l’aspect de l’eau ou de la végétation environnante. Cette prolifération, qui entraîne des problèmes d’homonymie totale ou partielle, demeure le reflet fidèle d’une relation étroite entre la désignation et l’une des caractéristiques importantes de l’entité en question. Le dénommant a sans doute voulu y transposer, indépendamment de toute préoccupation d’originalité ou de variance dénominative obligée, une symbiose étroite entre la nature et la nomination.

Il ne faudrait toutefois pas croire que la toponymie québécoise se réduit à une variété restreinte d’appellations homonymiques. En effet, plusieurs dénominations rares revêtent une forme mystérieuse, qui engendre la fascination par dépaysement : Île du Chafaud aux Basques, Cap aux Rets, Lac du Butome, etc. D’autres toponymes, comme Lac des Lépiotes, Ruisseau des Épois ou Lac du Ventis gagnent presque à ne pas être sémantiquement décodés, afin de conserver leur part de mystère enclos dans des sonorités harmonieuses et dépaysantes ou des connotations énigmatiques. Notre toponymie s’accommode très bien de tels arcanes, dans la mesure où ce procédé demeure exceptionnel.

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