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De façon générale, les locuteurs québécois portent un jugement négatif sur la langue qu’ils utilisent pour communiquer à l’oral. Ils ont souvent l’impression de parler mal. À preuve, penseront-ils, ils raccourcissent les mots sans raison (ex. : pis au lieu de puis, ben au lieu de bien), ils en utilisent en série sans qu’on sache trop pourquoi (ex. : fait que là, ben t’sais) et ils en produisent qui sont uniques dans la francophonie (ex. : coudon). Ces petits mots, jugés inélégants et perçus, le plus souvent, comme des tics de langage, serviraient-ils à autre chose qu’à traduire l’hésitation ou la pauvreté du vocabulaire?
La réponse à cette question sera formulée en fonction d’une approche scientifique, non normative, dans laquelle on délaisse les jugements relatifs au bon et au beau français. Ceux-ci relèvent de considérations sociales et culturelles extérieures à la langue qui ne contient, en elle-même, aucun jugement. Dès lors, il devient possible de chercher à comprendre :
d’où viennent les mots cités, qui sont connus sous des appellations diverses dont celle de marqueurs discursifs (MD);
à quoi ils servent;
en quoi ils présentent des propriétés comparables, à plusieurs égards, à celles d’autres classes de mots (comme les noms, les verbes, etc.), notamment celle de la polysémie (ils expriment souvent plusieurs sens).
Les MD connaissent des manifestations diverses, mais on présume qu’il s’agit d’un phénomène généralisé à toutes les langues. Dans beaucoup de cas, ces unités linguistiques résultent d’un changement catégoriel : un mot, qui appartient à une classe plus connue, comme celle du nom, du verbe ou de l’adjectif, change de catégorie et acquiert un nouveau statut. Ainsi, le verbe tenir est à l’origine du MD tiens (ex. : Tiens! T’es déjà arrivé?). De même, l’adverbe de lieu là est à l’origine du MD là (ex. : Mon frère là, sa blonde là, est allée aux Pays-Bas, un mois là). Ce changement catégoriel n’est pas sans conséquence : il est susceptible de laisser des traces tant dans la forme du mot que dans son sens. En guise d’exemple, il est tout à fait naturel de rencontrer, à côté des anciennes formes, des formes plus récentes comme ben et pis. Cette réduction phonétique n’est pas l’indice d’une prononciation nonchalante; elle est plutôt le reflet d’une évolution naturelle bien engagée. Souvent, d’ailleurs, les anciennes formes ne s’utiliseraient pas en lieu et place des nouvelles, si bien que ces dernières ont le statut de mots à part entière (ex. : on dira pis et non puis dans Pis? Tes examens? Ça s’est bien passé?). Pour utiliser une analogie à teneur écologique, « on fait du neuf avec du vieux », ce qui signifie que les locuteurs exploitent au maximum les ressources linguistiques à leur disposition, selon un principe simple de recyclage langagier, où conservation et modification se côtoient.
Le phénomène d’évolution décrit ne se produit pas de façon gratuite et inutile : il répond à des besoins communicationnels divers. En effet, tous ces mots, qui se développent dans une nouvelle direction, sont appelés à jouer des rôles essentiels dans les interactions verbales. Par exemple, ils pourront servir au locuteur à exprimer son étonnement face à ce qu’on lui raconte (ex. : tiens!), son désir de connaître la suite (ex. : fait que?, pis?), son accord total avec l’interlocuteur (ex. : mets-en!) ou, au contraire, son accord réticent (ex. : mettons). De plus, ils lui permettront d’indiquer qu’il suit bien ce qui est dit (ex. : OK, bon) et de vérifier auprès de l’interlocuteur si celui-ci suit également (ex. : OK?, t’sais?). Enfin, ils seront utiles, entre autres, pour laisser le temps à l’interlocuteur d’assimiler les propos tenus (ex. : là, t’sais); la conversation pourra alors se poursuivre à partir d’un savoir commun.
Ces quelques exemples montrent, à l’évidence, que les marqueurs discursifs ne sont pas utilisés sans raison ni de façon désordonnée, au hasard de l’imagination du locuteur. Ils font partie d’une grammaire, celle du français oral, qui se définit par un ensemble de règles strictes, tout comme celle de l’écrit. Pour s’en convaincre, il suffit de remplacer un MD par un autre. De façon générale, soit le sens est modifié, soit la substitution est inacceptable. Par exemple, Tiens! T’es bien habillé aujourd’hui pourrait tenir lieu de compliment, alors que Voyons! T’es bien habillé aujourd’hui serait presque une insulte. Dans le même sens, s’il est possible de dire Moi t’sais, la mer t’sais, j’aime ça y aller au moins une fois par année t’sais, on ne dirait pas Moi pis, la mer pis, j’aime ça y aller au moins une fois par année pis.
La perception négative que les locuteurs ont souvent des MD vient sans doute du fait que ces derniers sont, dans bien des cas, typiques de la langue orale, généralement considérée comme du français écrit relâché et sans structure, plutôt que comme un mode de communication différent qui possède sa logique et ses règles propres. Parmi les grands principes qui permettent de saisir l’essence même de la langue orale utilisée en contexte familier, il y a le fait qu’elle implique la coprésence d’un interlocuteur, dont le locuteur doit forcément tenir compte. Et c’est ici que les MD jouent un rôle crucial.
Malgré leurs particularités intrinsèques, les MD sont, comme la plupart des autres mots, le plus souvent polysémiques. Ainsi, de la même façon que le nom lit n’a pas le même sens dans le lit de ma chambre et le lit de la rivière, le MD t’sais exprime un sens différent dans la phrase Moi t’sais, le film C.R.A.Z.Y. t’sais, je serais ben allé le voir une autre fois t’sais et dans le dialogue – T’sais là, Marie la sœur de Paul... – Ouais ouais – Ben elle a eu un accident hier. Dans le premier cas, t’sais sert au locuteur à livrer son texte par épisodes, tout en laissant le temps à l’interlocuteur d’assimiler ce qui se dit; dans le second, il lui permet de s’assurer que l’interlocuteur pense bel et bien à la même personne que lui, ce qui lui évitera de parler dans le vide.
Les MD ne sont donc pas des tics de langage et sont nécessaires à la bonne marche des échanges conversationnels. Comme ils appartiennent en partie à la langue orale, ils échappent plus facilement que d’autres mots à la norme et sont donc particulièrement sujets à la variation. C’est pourquoi, à côté de MD comme tiens et voyons, qui sont représentatifs du français parlé en général, il y en a d’autres qui sont davantage caractéristiques du français en usage dans une communauté linguistique donnée (ex. : en français québécois, coudon et pis dans certains de ses sens). Mais cela aussi est un phénomène parfaitement normal.