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L’étude de l’intelligibilité des textes utilitaires, au Québec, relève d’un champ de recherche en émergence, la rédactologie. Cette branche des sciences de l’information et de la communication a pour objet l’étude de l’ensemble des connaissances et des processus que présuppose l’acte d’écrire efficacement des écrits professionnels. Viser l’efficacité communicationnelle à l’écrit suppose la maîtrise de connaissances et de techniques de communication complexes. L’application principale des recherches en rédactologie est l’enseignement de la rédaction professionnelle, technique et universitaire, un domaine où les universités québécoises se démarquent dans l’univers francophone, sans doute en raison de l’influence, par proximité, d’une tradition anglo-saxonne bien établie dans les universités canadiennes et américaines.
À quel besoin social correspond la rédactologie? D’un côté, le fait de rédiger des textes utilitaires qui soient clairs et compris est un défi que les gouvernements, les institutions, les organismes et les entreprises du Québec ont à relever quotidiennement, à des coûts élevés. De l’autre côté, lire des courriers administratifs, des formulaires, des sites Web, des directives ou des procédures constitue une tâche courante dans la vie des citoyens, des travailleurs, des consommateurs, quoique cette compétence ne soit pas innée ni partagée de manière uniforme. Comme l’a démontré l’Enquête internationale sur l’alphabétisation et les compétences des adultes, menée en 2003 par Statistique Canada avec le concours de l’Organisation de coopération et de développement économiques, la proportion de faibles lecteurs et d’analphabètes au Québec est élevée (48 %). Pourtant, il est impossible de rédiger un formulaire de déclaration de revenus sans recourir à un vocabulaire technique ou de rédiger un audit en langue orale, après vérification des procédures observées dans une usine, par exemple.
Rédiger des textes utilitaires intelligibles représente donc à la fois un défi et une nécessité pour les rédacteurs d’écrits professionnels, qu’ils soient spécialistes de contenu ayant à rédiger dans l’exercice de leurs fonctions ou rédacteurs professionnels à temps plein. La tâche n’est pas simple. Que l’on s’adresse à un faible lecteur, à un lecteur non spécialiste du domaine traité par l’écrit ou encore à un lecteur submergé par les tâches de lecture, la préoccupation première du rédacteur demeure d’être lu et compris.
Nous définissons l’intelligibilité comme la propriété émergente d’une action de communication où interviennent un rédacteur, un texte, un lecteur et un processus de lecture, dans une situation particulière. On peut donc examiner l’intelligibilité sous différents angles. Nous avons choisi de l’examiner ici dans certains de ses aspects proprement textuels, soit la lisibilité et la cohérence.
Une mesure de l’intelligibilité d’un texte correspond à la capacité du lecteur de faire un résumé succinct de sa lecture. L’intelligibilité est favorisée par le degré de lisibilité du texte : pour qu’un texte soit intelligible, il faut que le lecteur soit capable d’en décoder le lexique et les phrases. La lisibilité d’un texte est une mesure des éléments linguistiques qui rendent la lecture du texte plus facile. Les tests de lisibilité les plus reconnus prennent la forme de formules tenant compte du nombre et de la variété de mots dans la phrase, de leur degré de difficulté, du nombre de phrases complexes, etc. Le score de lisibilité du texte correspond à une évaluation du degré de difficulté d’accéder au sens du texte. Les consignes de rédaction en langage clair et simple (mouvement Plain Language dans le monde anglo-saxon), très suivies par le gouvernement du Québec dans ses communications grand public, sont basées essentiellement sur les directives tirées des tests de lisibilité.
Parmi les recommandations les plus suivies reviennent la prépondérance de phrases courtes, les mots distribués dans l’ordre canonique (sujet-verbe-complément), l’usage de mots familiers et concrets, la réduction maximum de l'écart entre le sujet et le verbe, entre le pronom et son antécédent, entre le verbe et son complément. Un certain degré de redondance lexicale est encouragé. Le respect des règles de grammaire, d’orthographe et du niveau de langue requis par la situation prend ici une valeur prescriptive forte. Ces préceptes empiriques de rédaction sont motivés par des considérations psycholinguistiques de base, à savoir que plus la phrase dans sa dimension lexico-syntaxique est compliquée et source d’étonnement, plus le risque d’erreur d’interprétation est élevé.
La cohérence est un jugement du lecteur, favorisé par certaines propriétés du texte. Un texte cohérent est réputé avoir du sens et être exempt de contradiction. La cohérence s'appuie sur trois principes d'écriture de base, la continuité référentielle (de quoi on parle?), la progression thématique (comment le sujet est-il développé?) et la stabilité énonciative (d’où émane le texte?).
Le rédacteur a pour tâche de rédiger de manière à respecter les trois principes énoncés plus haut et à distribuer dans le texte des indicateurs de cohérence. Celle-ci est donc tributaire de certaines opérations d’écriture prises en charge par le rédacteur et fait suite à l’étape de l’organisation logique du propos, qui relève de la phase de planification de l’écrit (ou programmation scénarique). Les indicateurs de cohérence ne produisent pas le sens, ils en favorisent la compréhension.
Parmi les procédés d’écriture augmentant la cohérence des textes, on compte : le respect des règles d’organisation du contenu régissant le genre choisi (par exemple, un mode d’emploi, un rapport annuel); l’édification d’un plan logique; le respect de l’unité du thème et du sujet; la gestion serrée de l’intention de communication (informer, expliquer ou persuader); la gestion de la progression thématique (dosage de la densité d’information, de la familiarité du sujet, du degré d’abstraction, évaluation de la pertinence du propos selon le lectorat); la gestion du temps, des lieux et des noms propres; la gestion de la coréférence (suivi rigoureux de la pronominalisation, de la reformulation, des chaînes synonymiques).
Parmi les indicateurs de cohérence, on compte des éléments linguistiques et non linguistiques. Dans la première catégorie sont regroupés les connecteurs logiques (par ailleurs, mais, ou, etc.), les marqueurs configurationnels (c’est-à-dire les termes qui informent le lecteur sur l’ordonnancement des parties segmentées et sur l’ensemble auquel elles appartiennent, telles les séries D’abord, ensuite, enfin/ ou encore /En premier lieu, en deuxième lieu/) et les énoncés métadiscursifs (les récapitulations, recontextualisations, énoncés d’anticipation, instructions de planification scénarique). Dans la deuxième catégorie apparaissent les procédés scriptovisuels de structuration et de mise en relief (la disposition du texte dans l’espace disponible, la typographie, la numérotation), qui agissent comme agents signalisateurs de l’organisation textuelle.
Dans un monde où l’écrit demeure le mode d’élaboration et de diffusion privilégié du savoir, l’intelligibilité des textes utilitaires est un enjeu socioéconomique important au Québec comme ailleurs, appelant la juste reconnaissance de la complexité des savoirs et processus que suppose la rédaction d’écrits professionnels clairs et efficaces et de son champ de recherche propre, la rédactologie.